Ces villages qu'on assassine

Ce livre est suggéré par Gisèle.
 

Nos villages sont attaqués par la " technocrature ", il est urgent de défendre ce mode de vie traditionnel et souvent plus humain que les grandes villes. Des initiatives locales enthousiasmantes ont lieu partout en France, partons les découvrir.

Villages qu on assassine

" Qu'est-ce qu'ils veulent ? Fermer la campagne ? Mettre tout le monde en ville ? "

Cette réflexion du maire d'une petite commune du Gard traduit bien l'incompréhension et le désarroi d'un grand nombre d'élus ruraux. Ils se battent tous les jours pour maintenir leur village en vie, répondre aux besoins des habitants, et ils ont l'impression que là-haut, dans les cabinets ministériels, on s'emploie à contrarier tous leurs efforts.

Ils n'ont pas tort. Une " technocrature " sans visage a décidé que cette mosaïque de petites communes qui font le charme de la France était le vestige archaïque d'un monde ancien. Elle a donc entrepris de retailler la carte communale à la hache pour la mettre à l'heure de la mondialisation, dilapidant ainsi un " capital affectif " inestimable.

Pierre Bonte et Céline Blampain appartiennent à deux générations différentes. 55 années les séparent ! Mais ils sont l'un et l'autre convaincus que, loin d'être un handicap, la multiplicité de nos communes est une richesse unique, à préserver. Leur livre, nourri de leurs expériences, est à la fois un cri d'alarme – la première partie du livre montre la crise que traverse nos campagnes – et un acte de foi – la deuxième partie fait état d'initiatives locales enthousiasmantes – dans cette France rurale qui attire de plus en plus de jeunes citadins à la recherche d'un autre mode de vie, plus humain. C'est aussi un message de reconnaissance aux 500 000 élus locaux qui s'épuisent, dans l'ombre, à défendre une certaine idée du bonheur.

On le trouve sur Amazone

Prologue

ÇA commence toujours par les mots.

Depuis deux siècles, on apprenait aux écoliers que la France républicaine, une et indivisible, était un grand pays découpé, pour sa bonne administration, en départements et en communes – les régions étant venues par la suite surimprimer leurs contours. On expliquait accessoirement aux enfants que ces milliers de communes, avec leur maire et leurs conseillers municipaux, étaient les cellules de base de la démocratie.

Rien n’a changé, officiellement, dans cette organisation. Depuis quelque temps, pourtant, on s’aperçoit que la commune disparaît petit à petit du langage des hauts fonctionnaires et des élus et, partant, du vocabulaire des médias. Pour désigner la France des villages et des gros bourgs ruraux, on parle désormais des « territoires ». C’est le nouveau mot à la mode, dans tous les discours. Il alterne avec « la France périphérique ».

Après avoir privé les maires d’une bonne part de leurs compétences lors de la création des communautés de communes, les technocrates réformateurs tentent de noyer ainsi l’institution communale dans une sorte de magma informe, recouvrant l’ensemble de l’espace non encore occupé ou annexé par les villes métropoles.

La finalité – non avouée – crève les yeux : elle est de saper insidieusement les fondements d’une organisation administrative séculaire, de fusionner ces milliers de communes aux identités diverses, toutes différentes, en les plongeant dans un immense chaudron magique d’où sortiront de nouvelles structures de plus grande dimension, mieux adaptées, selon les « experts », aux exigences du monde moderne. Mais au prix d’un immense gâchis dont personne ne semble prendre la mesure.

Supprimer des communes, c’est détruire une multitude de réseaux de relations et de solidarités lentement forgées, au sein de chacune et tout au long de son histoire. C’est ébranler les fondations d’un édifice social et démocratique qui singularise depuis toujours notre « vivre ensemble ». Les communes républicaines ont repris et respecté les limites des paroisses de l’Ancien Régime, qui répondaient elles-mêmes à une évidente nécessité géographique ou humaine. De quel droit ose-t-on s’attaquer à cette démocratie de proximité que nous a léguée la Révolution française ?

Un meurtre géographique

De la même manière insidieuse, le mot « rural » a récemment disparu du tableau de la France qu’établit tous les cinq ans l’Institut national de la statistique et des études économiques. Jusqu’en 2011, l’INSEE divisait notre pays en deux : elle distinguait « l’espace à dominante urbaine » et « l’espace à dominante rurale », avec ses « pôles ruraux » qui étaient les petites villes. Désormais, il n’y a plus de « pôles ruraux » mais des « petits pôles ». Et la France des villages se retrouve classée sous cette humiliante appellation : « Communes isolées hors influence des villes. » La commune rurale n’a plus de définition propre. Ou plutôt, elle est définie par défaut. Pour l’INSEE, c’est « une commune ne répondant pas aux critères d’appartenance à une unité urbaine » ! La notion d’espace rural est enterrée.

On a connu les territoires d’outre-mer. Bienvenue aux « territoires d’outre-ville …

En découvrant ce tour de passe-passe, le démographe Gérard-François Dumont avait alors crié au « meurtre géographique », à l’assassinat de la France « rurale », mais son appel n’eut guère d’écho.

 

Ces évolutions du langage sont pourtant révélatrices d’une pensée dominante et redoutable : il est globalement admis par les élites que la ville incarne la modernité, alors que le modèle rural est dépassé, obsolète. Le pouvoir central se doit simplement d’accompagner son agonie avec la compassion requise, tout en lui appliquant le traitement de choc censé lui redonner un avenir : la réduction drastique du nombre de communes.

Fusionner les petites communes pour en faire des entités à taille urbaine en matière de population, c’est le grand projet annoncé dès 2010 par Jacques Attali, qui préconisait, dans son rapport sur la croissance, de ramener le nombre des communes de 36 000 à 6 000. Par souci d’efficacité et pour faire des économies d’échelle, raisonnait-il. Quelle absurdité ! Cela ne changerait pas l’étendue du territoire à gérer ni ne réduirait ses besoins. 24 % de la population française entretient et anime 70 % de l’espace national. Ce n’est pas en détricotant l’étroit maillage communal qu’on va résoudre les difficultés d’un monde rural en voie d’appauvrissement.

La dérive du « toujours plus grand

J’ai parcouru la France des villages pendant des décennies, pour mes émissions de radio (« Bonjour Monsieur le Maire ») ou de télévision. J’ai rencontré des milliers d’élus locaux. J’en ai retiré la certitude que c’est une chance, au contraire, pour notre pays, de posséder cette multiplicité de communes de toutes tailles. Elle offre la plus belle illustration de la diversité de la France. Dans un monde qui s’uniformise, qui tend à gommer les différences, les frontières, les distances et à étouffer les identités, notre incroyable mosaïque territoriale faite de milliers de petits carreaux de couleur est une « exception française » qui, loin de constituer un handicap, mérite d’être préservée. Cette spécificité unique devrait même être inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco, comme l’ont été en 2015 les 1 247 minuscules « climats » (parcelles) du vignoble de Bourgogne…

Œuvre conjuguée de l’homme et de la nature, accolés les uns aux autres comme les pièces d’un grand puzzle, les climats sont une construction culturelle », pouvait-on lire dans le dossier de candidature des Bourguignons. C’est aussi vrai des villages, dont le paysage a été façonné par les hommes et qui forment une communauté originale, complexe, dont les liens se sont lentement tissés au fil des siècles.

Il est temps d’admettre que les grandes lois de l’économie ne peuvent pas s’appliquer à tous les domaines de l’activité humaine. La politique du « toujours plus grand pour être plus rentable », qui a démantelé notre agriculture et notre industrie, est tout aussi dévastatrice en matière d’aménagement du territoire, parce qu’elle éloigne le citoyen des centres de décision et conduit à son isolement.

La commune doit rester un lieu de proximité, un cadre intime et chaleureux dans lequel tout le monde se connaît et chacun est reconnu. Et elle doit garder sa dimension humaine pour pouvoir jouer ce rôle bienfaisant. Qu’on y soit né ou qu’on y réside, elle donne à chacun un sentiment d’appartenance qui vient renforcer le sentiment national. On appartient à une commune, mais elle nous appartient aussi en partie. Elle est un « chez soi » qui fait du plus démuni un propriétaire. Un petit « quelque part » où il se sent « quelqu’un ». Elle suscite un amour filial et procure ce sentiment de fierté dont tout être humain a besoin.

Je suis toujours étonné de voir la somme de bonnes volontés que peut rassembler l’amour du clocher, de constater les miracles qu’il opère. Briser ces cocons, dynamiter cette construction séculaire solidement ancrée dans le paysage et dans les cœurs, c’est se priver d’une énergie considérable.

Supprimer 30 000 communes, comme en rêve Jacques Attali, c’est aussi se résoudre à perdre autant de maires ruraux et des centaines de milliers de conseillers municipaux bénévoles qui sont quotidiennement au service de leurs concitoyens, au plus près de leurs soucis et de leurs aspirations. Ces élus locaux sont les gardiens obscurs d’un art de vivre « à la française » auquel nous sommes tous attachés.

Taille humaine ou taille urbaine ?

La nature et la société ne nous donnent pas les mêmes chances. Quoi qu’on fasse, dans le combat de la vie, il y aura toujours des gagnants et des perdants, des premiers et des derniers. Le village, du moins, atténue les inégalités. Dans une enquête de l’Observatoire du bien-être, je relève cet étonnant constat : « Malgré un niveau de revenus plus bas, les ruraux se déclarent nettement plus satisfaits de leur vie que les urbains… Même les ruraux pauvres se déclarent plus satisfaits que les pauvres des villes. » Cela résulte bien évidemment de la qualité des rapports humains qui s’établissent à l’intérieur d’une petite commune, où chacun peut trouver sa place et donner un sens à son existence, au sein du conseil municipal ou des nombreuses associations locales.

Dans les années d’après-guerre, ces relations de proximité pouvaient paraître pesantes à certains. Elles ont fait fuir de nombreux jeunes épris de liberté et favorisé l’exode rural. Soixante-dix ans plus tard, elles sont en passe d’entraîner un mouvement inverse. Parmi les motivations citées par les citadins – de plus en plus nombreux – qui envisagent de s’installer à la campagne, la principale est la recherche d’une vie différente, plus proche de la nature, plus solidaire, moins compétitive, plus qualitative.

Alors il me semble évident qu’au lieu de redessiner la carte communale de manière purement technocratique, en dilapidant le « capital affectif » constitué au cours des siècles à l’ombre de chaque clocher, nos réformateurs devraient au contraire orienter leurs efforts vers la préservation de cette richesse. Elle n’est pas chiffrable, elle ne peut pas se mettre en équations, mais elle est irremplaçable. Le monde rural souffre, en ce moment, parce qu’il traverse une période de mutation difficile. Mais il est plein de ressources. Des maires par milliers se battent pour le maintenir vivant, accueillant. Plutôt que de les décourager, de les pousser à saborder leur commune, appuyons-nous sur eux pour faire de cet espace rural – considéré par les étrangers comme l’un des plus beaux du monde – une alternative moderne au modèle urbain.

Le sens de l’histoire

Je dois avouer que cette voix est difficile à faire entendre, tant elle va à l’encontre du principe considéré comme intangible : « Il faut se regrouper pour être plus forts. » Les parlementaires eux-mêmes, à une imposante majorité, ont voté en 2015 une loi favorisant financièrement la création de « communes nouvelles », formées par la fusion de plusieurs communes qualifiées dès lors d’« historiques »… En deux ans déjà, plus de mille noms de communes ont ainsi disparu du dictionnaire. « Les communes nouvelles, c’est le sens de l’histoire », assure, péremptoire, au journal Le Monde la sénatrice bretonne Françoise Gatel.

Aussi m’arrive-t-il parfois d’être saisi par le doute. Je me dis : « Mon vieux, à 87 ans, est-ce que tu ne t’accroches pas à une vision nostalgique de la France ? Est-ce bien raisonnable de prétendre qu’il est possible, aujourd’hui, de résister à un phénomène mondial d’urbanisation et de métropolisation ?

Ma rencontre récente avec Céline Blampain, 32 ans, journaliste-reporter, correspondante de TF1 à Lyon, m’a redonné la foi… Elle n’a pas, comme moi, la mémoire encombrée des souvenirs d’une France paysanne révolue. Mais elle connaît bien les réalités du monde rural, qu’elle sillonne et interroge quotidiennement pour le journal de 13 heures de Jean-Pierre Pernaut. Or, en conversant avec elle, je me suis aperçu que ma jeune consœur partageait entièrement mon regard et mon ressenti. C’est elle qui m’a convaincu de lancer ce cri d’alarme en faveur des villages menacés, proposant de m’apporter sa propre expérience du terrain.

Ensemble, nous allons donc tenter de démontrer que la France rurale n’est pas cet espace archaïque, à la disparition inéluctable, que l’on représente trop souvent. Elle est au contraire un formidable atout et un espoir, pour un pays qui va devoir abriter près de quatre-vingts millions d’habitants en 2050.

Pierre Bonte
 

PREMIÈRE PARTIE : AUTOPSIE D’UN CRIME

Pour l’amour du village

UN matin de janvier, alors qu’une couche de neige recouvre les larges toits pentus de Mesves-sur-Loire, dans la Nièvre, une nouvelle retentissante vient briser la torpeur de l’hiver. Au bistrot du village, les quelques Mesverois rassemblés autour du comptoir n’arrivent pas à y croire. « C’est un cadeau du Ciel, s’enthousiasme le maire. Rendez-vous compte, quatre fois le budget de la commune ! » Simone Daignas, une ancienne habitante, décédée quelques mois plus tôt en Loire-Atlantique à l’âge de 94 ans, a choisi de léguer l’intégralité de ses biens à cette commune de 700 habitants. Soit près de 4,5 millions d’euros. Cette veuve sans héritier, qui avait passé toute son enfance dans une modeste maison du centre-bourg, a également demandé à être enterrée dans le cimetière du village qui l’a vue grandir. « Elle y était très attachée, explique le maire à la presse locale, elle recevait toujours notre bulletin municipal et quand il n’arrivait pas, elle ne manquait pas d’appeler. » En France, ce type de donations fait presque chaque année la une des quotidiens régionaux : plus de 1 million d’euros légués en 2018 au village de Craponne-sur-Arzon, en Haute-Loire ; 4 millions la même année à Courville-sur-Eure, en Eure-et-Loir ; 800 000 euros en 2014 à la commune bretonne de Saint-Congard ; 2,5 millions d’euros à Saint-Germain-de-la-Coudre, en Normandie ; 800 000 euros en 2011 au village de Jort, dans le Calvados… Comment mieux illustrer le lien affectif profond qui unit les Français d’origine rurale à leur village ? Pour tous ces généreux donateurs, la commune était, sans conteste, bien plus qu’une entité administrative. C’était une part de leur identité. Ils l’avaient choisie pour héritière, à l’égal d’un membre de la famille, parce qu’ils se sentaient ses « enfants », comme tous ceux dont le nom est gravé, sous la même mention, sur les milliers de monuments aux morts érigés, jusque dans les moindres bourgades, au lendemain de la Grande Guerre : « Aux enfants de la commune morts pour la France. »

L’esprit de clocher

Cet amour a inspiré une littérature d’une abondance stupéfiante et d’un lyrisme débordant. De Joachim Du Bellay, à qui plaisait plus son « petit Liré que le mont Palatin », au secrétaire de mairie éditant à ses frais une plaquette sur l’histoire locale, les chantres du village sont innombrables. Et c’est le même attachement viscéral qui s’exprime dans tous ces poèmes, ces hymnes, ces livres où la commune, quelle qu’elle soit, se retrouve parée de tous les charmes, dotée de toutes les vertus. Sa position est « privilégiée », son paysage est incomparable… À moins de sortir des frontières nationales pour lui trouver un équivalent. Saint-Flour (Cantal) devient ainsi la « Tolède auvergnate », ou Crécy-en-Brie (Seine-et-Marne) la « Venise briarde », dans les documents de l’office de tourisme.

On peut être tenté de sourire, parfois, devant tant de ferveur naïve, mais on ne peut pas comprendre la France rurale si l’on n’a pas pris la mesure de ce sentiment intense et partagé : l’amour du clocher, qui prend racine dans un héritage millénaire. N’oublions pas que l’origine des villages est bien antérieure à celle de l’État. Elle remonterait à l’époque gallo-romaine, quand les fermes se sont regroupées pour s’entraider et se protéger des envahisseurs et des brigands. Si vous vous promenez dans quelques villages de Bourgogne, au clocher couvert de tuiles vernissées, on vous expliquera volontiers que certaines églises ont elles-mêmes été bâties sur l’emplacement d’anciens temples païens ou gallo-romains. En 1789, les révolutionnaires n’ont fait que reprendre les limites des paroisses chrétiennes pour fixer les frontières administratives des communes républicaines. Mais avant l’avènement de la République une et indivisible, la patrie, c’était la commune, terre des ancêtres et communauté de naissance....

Fin de l'extrait

Vous devez être connecté pour poster un commentaire